Maximilien Forel est pilote acrobatique. Deux fois par semaine, il s’entraîne au-dessus de l’aérodrome d’Yverdon-les-Bains, au bord du lac de Neuchâtel. Il vit à Giez, dans une petite ferme héritée de son père, entre le village et la forêt. Ce matin du 5 décembre, il est assis devant la fenêtre et rédige quelques notes sur ses vols.

Il lève ses yeux et regarde dans le lointain ce vaste paysage qu’il connaît par cœur, ces champs fraîchement labourés ou déjà semés, ces carrés de verdure laissés en friche et ces forêts presque sauvages. Quand soudain son regard s’arrête. Là-bas, dans le prolongement du parc, à une distance de 500 mètres environ, il aperçoit des centaines de petites boules dorées, éclairées comme des pains chauds par le soleil.

Intrigué, il enfile une grosse paire de bottes et se dirige en direction de ce lumineux remue-ménage. Déjà, il entend les enfants du village crier : »Ils sont revenus, les bergers ! Les moutons ! » Maximilien presse le pas. Il découvre avec émerveillement un troupeau de six-cent moutons encadrés par trois beaux chiens noirs et quatre ânes. La transhumance….Un voyage de quatre mois, de pâture en pâture, de bois glacés en collines râpées par le vent d’hiver, jusqu’à la douce chaleur des écuries au bout du voyage.

Maximilien n’ose pas aborder les deux bergers, perdus dans leurs pensées. Vêtus de plusieurs couches de vestes et de gilets, coiffés de grands chapeaux déformés par les saisons, ils sont assis sur la colline dans un silence contemplatif, leur bâton en bois noueux sous le bras. Maximilien hésite à prendre la parole. Leur adresser un mot maintenant, c’est comme jeter un caillou dans l’eau lisse d’une flaque. Briser une harmonie. Car en les observant de loin, ils semblent méditer et regarder « entre ». Entre les boucles de laine des bêtes. Entre le feuillage des arbres. Entre les brins d’herbe. Entre les nuages. Entre la terre et le ciel. Mais que regardent-ils donc pour avoir ce regard radieux, figé sur l’infini?

Maximilien rentre à la maison, prépare quelques brioches avec du café chaud qu’il met dans un thermos et décide de repartir à leur rencontre aussitôt. Encore une fois, en chemin, il s’arrête net, cloué par le spectacle qui se présente à lui : habilement encadrés par les chiens, les moutons passent à travers les champs sans piétiner le moindre carré semé, porteur des prochaines récoltes. Ils circulent agilement entre les zones de pâture qui leur sont autorisées et celles qui leur sont interdites. Ainsi, il assiste à une grande sarabande de moutons, tournant ici et là comme une spirale mystérieuse, se déployant et se rassemblant, se dispersant ou se regroupant au gré du permis et de l’interdit, des espaces d’ouverture ou de fermeture, savamment orchestrés par les chiens et les bergers. Pas la trace d’un seul petit sabot en dehors des zones qui leur sont réservées. Et ils broutent et broutent encore, avec ordre et en respectant des directions précises, comme animés par une force de l’univers, comme s’ils étaient les instruments d’un dessein céleste, les pinceaux d’un grand tableau. Et après leur passage, les champs changent curieusement de teintes et de densité.

Maximilien troublé, fasciné, interrompt sa rêverie. Il se présente aux bergers et leur offre des brioches et du café chaud. Ils murmurent un bonjour discret. Le pilote aimerait leur parler, leur voler un peu du secret de leur beauté sans âge. Le premier est un peu plus vieux, les cheveux poivre et sel et les yeux d’un bleu profond. Son compagnon n’a pas plus de 30 ans et son sourire ouvert et généreux reflète un état intérieur empli de paix, de force et de lumière.

«D’où venez-vous ? » se risque à demander Maximilien.

C’est alors que le plus ancien lui répond : « Que voulez-vous entendre ? Des mots qui s’adressent à la tête ou au coeur ? A l’homme ou à l’Homme ? ». Le visiteur, visiblement surpris, ne sait pas quoi répondre. « Nous vous donnons la réponse la plus facile à comprendre pour vous, ici et maintenant. Un jour, et très bientôt même, vous découvrirez par vous-même qui nous sommes et quelle est notre véritable origine… »

Maximilien est de plus en plus confus. « Mais bon sang, qui sont ces mystérieux gaillards ? marmonne-t-il en silence. Comme s’il avait lu dans ses pensées, le plus jeune lui répond :

«Nous venons du Kosovo. Nous sommes bergers en Suisse depuis quinze ans. En été, nous faisons pâturer nos bêtes en Valais. En hiver, nous faisons la transhumance d’Onnens à Aubonne ». Puis il se tait. Maximilien n’en saura rien de plus. Le chant du vent est revenu se glisser entre eux, ils se saluent courtoisement et se quittent. Quelques minutes plus tard, quand Maximilien se retourne pour voir une dernière fois les deux bergers, ils lui adressent un geste amical dont l’énergie traverse son corps de la tête au pied, dans un grand frisson joyeux. Un courant, une force et une confiance fabuleuses venaient de lui être transmis…

Ainsi, de pâture en pâture, nos moutons finirent par quitter la région le 24 décembre pour aller chercher de nouvelles nourritures. Maximilien avait déjà un peu oublié ses amis bergers quand il décida, peu après leur départ, de s’offrir un tour en avion, un vol comme jamais, pour Noël. Une dernière petite acrobatie avant la nouvelle année. Il enfila sa combinaison d’aviateur, se rendit à l’aéroport et fit démarrer son bimoteur. Et Maximilien décolla, sans s’imaginer une seconde qu’il allait découvrir l’impensable, de quoi changer fondamentalement le reste de sa vie.

Comme d’habitude, il entreprit de survoler son village. Lorsqu’il arriva à la hauteur des champs autour de sa ferme, il crut qu’il devenait fou. Ce qu’il vit alors, là-en bas, resta gravé dans sa mémoire jusqu’à sa mort. Et il en révéla le secret pour la première fois, peu avant de rendre son dernier souffle. Et c’est à moi qui écrit ses mots, sa fille, qu’il en a fait la confidence… C’est pourquoi je décide aujourd’hui de vous les partager. La Vérité doit être sue et peut maintenant être partagée au public.

Voilà ce qu’il me chuchota : survolant les champs où avaient patiemment, méticuleusement pâturé les moutons de ses amis bergers, il vit une écriture immense, longuement travaillée par les petites mâchoires infatigables des bêtes dévouées à la Grande Cause. En broutant l’herbe soigneusement ici et là, sans hasard ni chaos mais avec la complicité des chiens et des hommes venus d’Ailleurs, d’un autre plan de conscience sans doute, les moutons avaient dessinés des lettres géantes visibles du ciel seulement. Maximilien pouvait alors y lire, avec stupeur et émotion, cette phrase gravée sur la terre :

« Il est Vivant ! »

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